TELERAMA : La langue de joie
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« Vengeance tardive » de Jacques Rebotier
Critique : L’auteur aime les mots. Il les redécouvre, les manipule et s’en sert avec bonheur pour régler ses comptes à notre misérable monde.
La langue de joie
Jacques Rebotier n’aime pas notre époque. Dans Vengeance tardive, cinquième spectacle qu’il a écrit et mis en scène, il lui règle son compte avec superbe. La virtuosité de la langue rappelle à la fois Raymond Queneau et Valère Novarina, dont il apparaît comme une sorte de cousin saisi d’humour. D’une plume alerte, il fait se télescoper déclarations d’amour, proverbes détournés, questionnaires, coupures de presse, scènes de rupture et même la liste des citoyens autorisés à voter par procuration… L’exercice est délicat. Le résultat, hilarant.
Les acteurs – Alain Fromager et Sylvie Milhaud, Jean-Claude Bolle-Reddat et Jean-François Perrier, qui forment avec Charles Berling, absent pour cause de succès cinématographique, la troupe du Théâtre national de Strasbourg – se délectent visiblement à interpréter ce texte éclaté. Plutôt que de texte, on serait tenté de parler de parittion, tant l’écriture rythmée et obsessionnelle de Jacques Rebotier, poète, bien sûr, et aussi compositeur est marquée par la musique contemporaine. Secouée, tordue dans tous les sens, enrichie de vocables nouveaux, la langue française semble, grâce au traitement de choc qu’il lui fait subir, se remettre à respirer. En un temps où elle croule sous l’abus de mots techniques, d’anglicismes et de formules à l’emporte-pièce, la venue d’un écrivain qui lui redonne de son génie et de sa saveur a quelque chose de réjouissant.
Un couple se querelle. Après avoir épuisé son stock d’injures, il en invente de nouvelles, d’une drôlerie et d’une vacherie ahurissantes. Jacques Rebotier, curieusement, renoue avec la tradition du cabaret. Mais un cabaret où les envolées saugrenues remplacent les bons mots et où le ton est davantage à l’anarchisme enjoué qu’à la hargne goguenarde. L’auteur s’en prend moins aux hommes politiques, cible habituelle des chansonniers, qu’au libéralisme à tout crin qui scinde la population en deux groupes, qu’il appelle, sans s’embarrasser de circonlocutions, les « have » et les « have not ».
Autre cheval de bataille, les sitcoms, avec leurs personnages grotesquement convenus et américanisés, dont les comédiens font une parodie déclenchant, surtout chez les jeunes, d’inextinguibles fous rires qui soudain se figent. Quelques dix minutes avant la fin du spectacle, à la manière d’un instituteur qui rappellerait à l’ordre une classe dont il a organisé le chahut, Jacques Rebotier fait entendre la liste des crimes contre les corps et l’esprit perpétrés en cette rude fin de siècle.
Le ping-pong avec les mots d’un moraliste est une denrée qui, comme auraient dit nos grand-mères, ne se trouve pas sou le sabot d’un cheval…
Arletty était, elle aussi, amoureuse de la langue française. Composé d’extraits de La Défense, son livre de souvenirs, de phrases glanées dans ses interviews et de dialogues de Jacques Prévert, Léonie Bathiat, dite Arletty, que met en scène et joue en solo Aurore Prieto, vaut pour ses anecdotes succulentes et l’entrain de la comédienne, qui s’est fait la tête d’Arletty et imite à merveille ses intonations gouailleuses. Grâce à elle renaît dans toute sa splendeur et son humour acide celle qui, à 45ans, interpréta avec tant de bonheur la pétulante Garance des Enfants du Paradis et avait des formules si croustillantes pour dépendre ses amis, Michel Simon, Jean Gabin, Marcel Carné, les frères Prévert et Céline, en qui, généreuse, elle ne voulut voir que l’écrivain de génie et le médecin des pauvres.
Tout, apparemment, sépare Jacques Rebotier d’Arletty. Ils ont pourtant en commun le verbe haut et insolent. Un talent qui leur permet d’envoyer l’adversité aux pelotes.
Joshka Schidlow
22/05/1996