OUEST FRANCE : Le sublime éloge du rien

Jacques Rebotier crée au Quartz « La vie est courbe »
Le sublime éloge du rien

« La vie est courbe », monologue «  tranché » écrit et mis en scène par Jacques Rebotier, est une création résidence du Centre National Dramatique et Chorégraphique de Brest. La première a eu lieu lundi soir et le spectacle est encore donné ce soir, à 20h30, au petit théâtre du Quartz.

Naturellement, la vie est courbe : on naît, on vit en s’élevant un peu, on meurt… Comme le fait observer Jacques Rebotier, par la voix de Bernard Ménez, citant une phrase imprimée au dos d’un papillon de stationnement ramassé à Paris (un vrai) : « Dessus, on stationne un moment, dessous on s’installe tranquillement... »

 

Sur la scène du petit théatre, la décoratrice Virginie Rochetti a reconstitué un intérieur «entre le réel et l’indéterminé », comme elle dit. Très simple, mais aussi très évocateur du dénuement mental dans lequel vit le héros de la pièce. Le mur du fond ressemble à une haute palissade de bois gris aux bords irréguliers. Devant, posée sur un caillebotis, trône une baignoire, remplie d’eau dans laquelle barbote Bernard Ménez. Là, il est chez lui, heureux, dans son élément : une « île d’eau » confortable, douillette, qui le protège des cataclysmes extérieurs, des émotions, des opinions. Une île où l’individu se fond, se liquéfie avec délectation dans le rien : « Très tôt, j’ai manifestée cette aptitude à l’inexsitence… N’oublie-pas ton écharpe transparente, disait maman… Vers 18ans, je tendis vers le nul… Ne pas faire de vagues, ne pas avoir d’opinions... »

 

Des idées flottantes

 

L’homme qui barbote dans sa baignoire – il n’a vraiment pas envie d’en sortir – et joue avec
un canard en exprimant des idées « flottantes », aussi glissantes qu’une savonnette, n’a même pas une vie courbe, mais plate. A-t-il même une vie ? Chez lui, la naissance et la mort semblent se confondre. En tout cas, il n’avance ni ne recule, il « stationne » !

Pourtant, l’homme a connu une femme, Martien Schambacher. Elle apparaît vers la fin. Elle lui fait un shampoing et lui parle. Ils se parlent, ou plutôt récitent à deux voix la « litanie du désamour » : « Déjà je ne te disais plus rien, tu ne me disais plus tu, sans doute avions-nous déjà depuis un long temps cessé de nous venir, tu disais ? »
C’est bien fini, et ça dure une heure ou un peu plus, une vie, rien.

Le texte de Jacques Rebotier, derrière le décousu apparent, est d’une logique implacable. Les mots sont cruels, impitoyables, efficaces. Terribles, même s’ils font rire. L’écriture du monologue est toutefois poétique au point de sublimer ce « rien », personnage central de la pièce, interprété par Bernard Ménez et qui en fait l’extraordinaire éloge. Quelle surprise ! Etonnant Bernard Ménez, habitué des boulevards et des vaudevilles, parfois pris en flagrant délit de mauvais feuilleton. Dirigé par Jacques Rebotier, il est un acteur admirable, émouvant, et donne au vide qu’il incarne une...sacrée densité !

 

Pierre Gilles
(23/10/1994)

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